Les flowcharts à l’heure de l’hybridation tactico-numérique
Les entraîneurs disposent de nombreux outils pour transmettre leurs consignes. Néanmoins, ceux-ci restent assez sommaires, ne permettant pas d’appréhender dans son ensemble la complexité que représente un match de football. En s’inspirant de certains outils managériaux, nous proposons ici les représentations de type « flowcharts » comme outils d’aide à la décision destinés au joueur. A l’heure où les statistiques s’emparent du football, les flowcharts présentent un formidable potentiel pédagogique… à condition de ne pas les utiliser au détriment du jeu.
Un flowchart (ou « organigramme de programmation » en français) est un mode de représentation visuelle permettant de synthétiser l’ensemble des opérations d’un système donné. Ainsi, le flowchart ci-dessous, créé par le statisticien Aaron Nielsen, représente l’ensemble des actions pouvant mener à un but, à partir de l’obtention / récupération du ballon.
Si ce type de représentations se veut évidemment assez sommaire, et donc à utiliser avec précaution, les flowcharts restent un formidable intérêt pédagogique, tant au niveau amateur que professionnel. L’émergence des statistiques prédictives leur confère en effet un intérêt inédit, mêlant probabilité et aide à la décision.
De l’apprentissage des fondamentaux…
Étonnamment ou non, il existe à notre connaissance assez peu d’exemples significatifs de flowcharts dans le football – à l’exception des nombreux à vocation humoristique plus ou moins subtils, que l’on ne citera donc pas ici. Vestiaires Magazine avait par exemple repéré l’organigramme ci-dessous, utilisé par l’Académie de Liverpool pour expliquer les grands principes du jeu offensif et défensif (via Christ Smith). Une manière particulièrement limpide de résumer les principales décisions à prendre sur un terrain, et surtout de s’assurer de leur compréhension par l’ensemble du groupe. Une vertu précieuse dans le contexte d’une Académie, dont l’objectif est précisément de transmettre une « philosophie de jeu » commune à l’ensemble des jeunes qui y apprennent les fondamentaux du football.
D’autres exemples intéressants peuvent être trouvés dans des domaines connexes, par exemple ci-dessous pour accompagner la programmation de robot-footballeurs (ici dans un rôle de gardien). Évidemment, on pourrait rétorquer que les footballeurs ne sont pas des robots, et que c’est d’ailleurs bien mieux ainsi. Néanmoins, tout humain qu’il soit, un footballeur reste soumis à un ensemble de règles plus ou moins explicites, définies par l’entraîneur ou travaillées à l’entraînement. C’est dans ce contexte qu’un flowchart trouve ton son sens. On peut donc aisément imaginer le flowchart ci-dessous, adapté à un contexte humain. S’il reste assez basique dans le cas d’un gardien de but (qui n’a qu’une palette de choix assez limitée, sauf à s’appeler Manuel Neuer), il pourrait être particulièrement intéressant pour un défenseur débutant qui ne saurait pas quand décrocher, et quand rester dans sa zone.
… à l’appréhension de la complexité
Malgré tout, les exemples évoqués ci-dessus restent fondamentalement basiques, et donc plus adaptés aux footballeurs amateurs ou en formation, voire carrément novices. Néanmoins, l’émergence des données numériques dans le monde professionnel permet d’imaginer une amplitude inédite à ce type d’outil, surtout si les futurs joueurs prennent dès le plus jeune âge l’habitude de ces grands tableaux . En les croisant avec des statistiques, les flowcharts se rapprochent ainsi des « arbres de décision » (ou « decision tree » en anglais). Souvent utilisés par les entreprises dans l’évaluation les rapports coûts/risques/bénéfices, les arbres de décision permettent ainsi à ceux qui les utilisent de prendre les « meilleures » décisions – celles correspondant à une stratégie définie. Un arbre de décision générique prendra ainsi la forme suivante :
Appliquée à une situation concrète, ci-dessous l’embauche d’un consultant externe, un arbre de décision permet donc à un agent humain de choisir une stratégie optimale dans un situation donnée, à grand renfort de probabilités (les chiffres à virgule). C’est en effet dans la capacité à traduire les décisions en chiffres que l’arbre de décision prend toute sa valeur. Et c’est évidemment là, on l’aura compris, que les statistiques footballistiques peuvent intervenir.
Il semble alors tout à fait logique de croiser les flowcharts évoqués dans la première partie de ce billet, avec la masse de données statistiques dont disposent aujourd’hui les acteurs du football (managers et entraîneurs, mais aussi potentiellement les joueurs eux-mêmes). Ainsi, un flowchart « augmenté » permettrait de quantifier les différentes options disponibles sur une action donnée, afin de servir d’outil « d’aide à la décision théorique » pour les joueurs en avant-match : faut-il centrer ou repiquer ? passer la balle ou tirer ? jouer vers l’avant ou vers l’arrière ? etc.
Avec une meilleure connaissance du ratio succès / échec correspondant à une action donnée, les joueurs seront donc en mesure d’effectuer – du moins en théorie – des choix plus rationnels. Un cas notable est celui des « 4th down » en football américain, où la bonne gestion des coûts / bénéfices peut presque être synonyme de victoire sur le fil. Ce faisant, l’arbre de décision peut être considéré comme un outil d’appréhension de la complexité, en offrant aux joueurs une vision largement globale de ce qu’implique telle ou telle action. Utilisé dès le plus jeune âge, il peut en outre être un intéressant outil d’éducation à la data – un enjeu fondamental sur le plan de la formation.
Ce type de statistiques existe déjà, d’une certaine manière, bien qu’elles soient rarement utilisées en ce sens. On pensera par exemple aux « expected goals« , qui mesurent en quelque sorte la probabilité de marquer en fonction de la localisation du tir. Couplées à un arbre de décision, ces données doivent permettre aux joueurs de mieux connaître la probabilité qu’ils auront en choisissant ou non de tirer. Le cas de Barcelone sous Guardiola, qui refusait de tirer dans les situations à « faible probabilité », est emblématique de cette démarche rationalisante. Au détriment du panache ?
Il convient de préciser, c’est une évidence, que cette démarche existe déjà sous forme orale, au travers des consignes tactiques délivrées à l’entraînement ou en causerie d’avant-match. Un entraîneur conseillera par exemple à son joueur de centrer lorsqu’il est dans telle situation mais de repiquer lorsque le défenseur est trop proche, etc. Mais ces consignes sont, heureusement ou malheureusement, souvent fondées sur des intuitions généralistes, et non sur les statistiques spécifiques des joueurs concernés. Ainsi, si la consigne s’applique bien à tel type de joueur (un ailier standard, par exemple), elle perd au contraire toute sa pertinence si elle est exigée d’un joueur ayant des qualités de dribble lui permettant de faire la différence. On ne le répétera jamais asssez, le rôle d’un coach est précisément de connaître les points forts et les points faibles de son équipe, et de l’adversaire ; dans ce contexte, la statistique n’est qu’un outil supplémentaire pour faire passer son message.
La théorie des jeux à l’épreuve du football
Hors des secteurs économiques, les arbres à décision sont utilisés pour certains jeux dans lesquels le rapport entre coût et risque est facilement mesurable. C’est le cas des échecs, à l’image du schéma ci-dessous – qui nous a d’ailleurs inspiré ce billet. Il existe de nombreux autres exemples, la majorité des jeux étant synthétisables sous la forme d’arbres de décision. C’est notamment le cas pour les jeux d’argent, où l’équilibre coût / bénéfice est évidemment fondamental – nous aurons l’occasion d’en rediscuter un peu plus loin.
Pour autant, un arbre de décision s’applique-t-il de manière optimale au football ? A la différence des échecs, qui restent un jeu particulièrement linéaire, le football met en scène un écosystème éminemment complexe, dans lequel chaque joueur dispose d’une large palette de choix et de mouvements. Il convient donc de mesurer les limites des flowcharts et des decision trees, avant de les utiliser. Si ce type de représentations peut être un formidable outil pour faciliter la compréhension de cet écosystème complexe, il ne s’agit pas d’en faire un outil de transmission de consignes figées.
Ainsi, un flowchart augmenté pourrait être intéressant pour permettre à un jeune latéral un peu trop fougueux que sa chevauchée fantastique n’a qu’une faible probabilité de réussite, alors qu’elle est synonyme de grands risques sur le plan défensif. Dans ce contexte, les arbres de décision peuvent permettre d’inscrire certains automatismes dans le cerveau des joueurs, à la manière des professionnels du poker ou du blackjack qui finissent par avoir une connaissance quasi-inconsciente des probabilités en cours de partie, et jouent donc en conséquence. Mais, comme au poker ou au blackjack, c’est aussi parce qu’ils sauront s’extraire de ces probabilités qu’ils pourront faire des coups d’éclat.
Car attention : cela ne doit évidemment pas se faire au détriment de la fameuse « liberté créatrice » ! Il est alors nécessaire de rappeler qu’une probabilité n’est pas, par définition, à prendre comme une vérité ; il s’agit d’une potentialité, et il appartient à ceux qui les utilisent de s’en souvenir. Le risque serait en effet de vouloir transformer les joueurs en robots statisticiens… au détriment du spectacle.